Le temps... Il ne paraît jamais aussi long que lorsque l'on est mort. Alors imaginez un peu pour un immortel.
Voilà pourquoi je me retrouve, entre deux services infernaux comme d'habitude, à lézarder dans mes appartements. Mes appartements luxueux, à la décoration raffinée, et vides. Enfin, disons qu'il y a plus de décoration que de meubles. Et des livres, beaucoup de livres. J'en ai lu très peu en réalité. Mais ils font une magnifique décoration, et j'en pioche un quand j'ai du mal à dormir. Et les bibliothèques remplissent bien l'espace. Hormis celles-ci, il n'y a guère que les tableaux et statues pour me tenir compagnie. Il y a de tout, essentiellement de la période classique et antique. J'aime les arts de cette période, si purs et clairs, ordonnés et beaux.
Mais hormis mes œuvres favorites, guère peu de choses prouvent que les lieux sont habités. Seulement une grande table basse, sur laquelle trône actuellement une vague de desserts. Soixante-trois exactement, tous différents, sous des coupes en verre. Des tartelettes, des religieuses, des chaussons, des biscuits, des gâteaux, des galettes... Tous censés être des "nouveautés" imaginés par mes cuisiniers pour la nouvelle carte. Et rien qui ne me convienne. Tout est fade, déjà vu, prévisible. Je n'ai même pas daigné les goûters. Je devine leurs saveurs rien qu'à les voir, et ça m'agace. Profondément.

En réalité, je ne suis étendu sur ce grand divan en cuir noir que pour me retenir d'aller mettre en pièces l'intégralité de mon staff. Mais rien ne laisse transparaître ma colère. Je suis parfaitement calme. C'est ce qui fait le plus peur à ces imbéciles. Cette aura glacée qui émane lorsque je suis furieux, alors même que mon visage ne trahit rien sinon un regard plus noir que l'abysse. Mes cuisiniers ce sont repliés dans les cuisines, et ils évitent soigneusement mon sujet.
Dehors le temps est à l'image de mon état d'esprit: les nuages couvrent tout. Résultat, il fait sombre dans la pièce, seules les lumières des réverbères en contrebas tentent de nous préserver de l'obscurité totale. Je suis étendu dos à la fenêtre, les yeux clos, et j'attends. Une main derrière la tête, l'autre faisant tourner un crâne, j'attends.
Je n'ai pas regardé qui arrivait. Je me suis arrêté à l'ouverture de la porte, sans toc d'introduction ou même une permission. Je sais au moins que ce n'est pas quelqu'un de mon restaurant, personne ne se permettrait d'entrer ainsi.

Ma tenue n'est pas prête pour une visite, mais qu'importe. Je n'ai pas la tête à me changer. Si je bouge, je réduirais sûrement en miettes quelqu'un. J'ai même encore mes chaussures. Ma chemise est entrouverte, et deux boutons ont échoué au sol. Ma cravate, arrachée tantôt, gît un peu plus loin. Dire que j'ai perdu mon calme de manière si peu élégante... Il y a même des éclats de verre, et du vin à présent devenu tâche pourpre sur mon plancher. Je soupire en pensant à ce nectar divin qui finalement n'a étanché nul autre que mon plancher....
Soudain, des sons de pas s'approchent. Les yeux clos, j'entends une deuxième fois la porte s'ouvrir.

L'éternité n'épargne personne. Elle rend la mort longue et pénible. Mais c'est comme la vie. La remplir la rend plus supportable. Je suis Cerbère, alors je la remplis avec ce que j'aime. De la nourriture.
Mais aujourd'hui, cette nourriture, sa simple vision, m'agace profondément. Mes cuisiniers, repliés dans leurs cuisines à se préparer frénétiquement pour le prochain service, le savent. Je peux les sentir trembler d'ici. Ceux qui ont déjà échappé une fois à ma colère ne veulent pas retenter leur chance, et ceux qui ne l'ont pas connue la craignent tout autant. Ces rats s'agitent en priant que vite passe le temps et ma fureur. Mais leur incompétence rend ma mauvaise humeur tenace. Le prochain qui osera passer cette porte risque sa vie.

C'est pourquoi je suis surpris d'entendre le bruit caractéristique des talons hauts annoncer la venue d'une femme dans mes appartements. Personne sur mon territoire ne porte de talons. Mes cuisiniers et domestiques suivent des directives extrêmement strictes sur leurs tenues. Je leur arrache moi-même tout ce qui ne convient pas, sans jamais d'exception.
Mais ces lâches m'envoient une femme, très probablement étrangère à l'établissement. Imaginent-ils que ma colère sera apaisée s'ils m'envoient une espèce d'offrande? Je m'occuperai de leur cas plus tard.
Un léger toc contre la porte, et l'invitée rentre dans la pièce.

Je dois avouer ma surprise.
La créature qui se tient devant moi ébranle mon humeur sans prévenir. Le crâne dans ma main s'immobilise quelques secondes. Mh..... Je la détaille alors que son regard se promène dans la pièce. J'ai souvent trouvé les humaines pathétiques, ennuyeuses. Celle-ci en était très loin. Voluptueuse, attirante, féminine. Sa belle crinière rousse inhabituelle me faisait le plus grand effet, avec ses reflets miels et ces courbes ravissantes. Et cette robe était des plus appropriées.... Un nouveau dessert venait d'apparaître, et il me semblait bien plus délicieux que tous les autres postés devant moi.

- Bonsoir. Vous avez fait appel à mes services. Me voici.

Délaissant son gilet, elle s’avança. Ses services, hein? Mes crétins d'esclaves l'avaient donc commandée pour calmer ma colère. Pensaient-ils que j'allais la dévorer? C'aurait été du gâchis. Une telle créature intéressait plus son bas-ventre que son ventre.

- Je m'appelle Rose.

- Rose... Répétais-je pensivement. Sais-tu qui je suis?

Savait-elle qu'elle avait été appelée pour devenir la pâture d'un chien en rogne?
Il n'en serait sûrement rien, bien sûr. Il y avait d'autres façons de déguster une humaine... Ces maudits cuisiniers allaient peut-être réussir à me calmer, finalement. Je détaillais le corps de la jeune Rose sous mes yeux. Désirable, oui, vraiment... Peut-être l'une des premières femmes à m'attirer depuis longtemps. Et je n'étais pas expert en élégance féminine, mais sa robe, couleur chocolat, lui seyait parfaitement. Moi, le cannibale, je la détaillais comme un dessert de choix.

- Approche, ordonnais-je. Que je vois ce que je vais faire de toi...

En réalité, je la dévorais déjà des yeux. Mais la partie aurait été trop facile et ennuyeuse si je n'avais eu qu'à l'allonger sans lui demander son avis, et la prendre sans cérémonie. Sa beauté physique était indéniable, mais j'espérais que cette rose serait en mesure de me distraire un peu avant que je ne la déguste comme il se devait. Après tout, il y avait toujours un certain plaisir à prendre lorsque l'on déballait un cadeau, non?