To live is to die
Les murs noircis par la crasse et le sang séché défilent à droite de son regard fixé droit devant. Il est là, il voit les gens et les gens le voient, mais ses pensées sont ailleurs. Perdues dans le passé, comme il leur arrive si rarement d'être.
Son corps avait brûlé sous le beau jour radieux du premier juillet 1568. Les flammes semblaient se mêler à la lumière envahissante du soleil, tendis que le hurlement de rage et de souffrance s'associait pour les témoins à une sordide odeur de rôti grillé. La Reine était présente. Reine à qui il avait fini par dévouer sa vie, son libre arbitre, une stupide et orgueilleuse femme qui l'avait tournée contre lui-même, insensible à son sort. Une femme qui l'avait assassiné.
Qu'ils soient tous maudis, tous autant qu'ils sont. Que tous ces foutus visages crament comme moi, que cette joie qui illumine leurs traits se transforme en une infinie agonie. Que le malheur du monde les consomme, les ronge de l'intérieur et qu'ils finissent pas en crever. Qu'ils finissent par en crever...Ses dernières pensées, confuses de rancœur et de douleur, de haine morbide et d'une colère noire. La teinte la plus foncée de tous les noirs existants. Puis son âme s'était enfoncée sous terre, éloignée de cette douleur et de cette colère, éloignée de ce monde.
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La véritable histoire remontait à quelques 27 années plus tôt.
L'homme arriva au monde tout comme il en partirait : avec un hurlement.
L'accouchement se déroula sans problème. L'enfant naquit dans une bourgade près de la capitale Londonienne de l'époque.
Il grandit dans un milieu riche, privilégié et extrêmement conventionnel. La famille avait eu la meilleure part du gâteau: argent, pouvoir, tranquillité et terres, tant qu'ils gardaient tête baissée et yeux doux devant la royauté suprême.
L'homme avait toujours détesté ses parents. Sa famille. Le manoir. Les cérémonies, les rencontres avec les «grands» de la société. Le snobisme de son père et la gêne permanente de sa mère à son égard.
Il commença à s'amuser des gens qui l'entouraient. Tous hypocrites, tous paranoïaques, tous des froussards et des couards ignobles. Mais lorsque montrer patte blanche le lassa, il se laissa aller au mépris le plus flagrant et d'un outrage désobligeant pour le reste de la famille, sembla-t-il. Cependant, jamais ses parents n'osèrent lui porter aucune atteinte. Son père s'y risqua bien, quelques temps, mais cela ne dura pas. Le garçon semblait insensible à tout ce qu'il pouvait bien lui faire ou lui dire. Comme si rien ne pouvait l'atteindre, qu'il était intouchable. C'était faux, ô combien faux. Mais son père était stupide, sa mère froussarde, et le jeune homme le savait. Blessé dans son orgueil de ne pas dominer son propre fils, le père stoppa la pression inutile qu'il faisait peser sur sa progéniture. Ainsi débuta une période d'ignorance calculée entre les parents et leur fils qui ne serait jamais vouée à prendre fin.
Le jeune homme était svelte, beau, intelligent. De riche naissance. Il avait tout pour lui. Les hommes le détestaient, les femmes le désiraient. Elles se l'arrachait. Qui arriverait bien à conquérir un cœur aussi dur et aussi inaccessible? En vérité, personne.
Il n'avait jamais réellement accordé beaucoup d'importance au verbe «aimer». Selon lui, il n'existait que des choses sans lesquelles il ne pouvait vivre. Aimer était illusoire. A terme trop court.
Désirer se rapprochait le plus de sa description. Que serait vivre si l'on ne pouvait désirer? Quel gout aurait l'existence si l'on se levait sans aucune envie, sans aucune volonté? Alors derrière lui, il laissa plus d'une femme dont les pensées étaient emplies de promesses non formulées, de déception déjà perceptible. Plus d'une le haïrent.
Il décida qu'il pouvait vivre avec cela.
Passionné d'alchimie et de physique, il se lança à ses 16 ans dans leurs études approfondies et grimpa rapidement les échelons de leurs connaissances. Très studieux, et d'une lucidité à toutes épreuves, il quitta bientôt le manoir de sa famille pour s'installer dans la capitale royale et vivre dans ses laboratoires, aux côtés de ses maîtres. Il ne regarda pas en arrière. Pas le temps.
Bientôt vint le temps où il rattrapa ses supérieurs et les dépassa. Mais malgré la passion pour ce qu'il estimait être son art, il savait que jamais il ne serait un vieux savant fou. En réalité, il commençait à avoir peur. Le doute le frôlait sans arrêt. Finirai-t-il dans ces mêmes laboratoires, âgé et fripé par les années courbé sur ses échantillons, mangé par son propre savoir? L'homme de 20 années qu'il était avait beau sortir et se laisser aller sans retenue, il savait que cela serait à court terme. Il fallait trouver autre chose. Bouger. S'aventurer. Essayer en ayant les yeux clos.
Quelques mois plus tard vint la première rencontre qui bouleversa sa vie. Il ne sut jamais si en fin de compte, il la regrettera ou non. Mais il prit la décision de tout arrêter pour obéir à ses désirs, à ses ordres.
Chère Reine Élisabeth d'Angleterre et d'Irlande, première du nom. Expressément invitée dans son propre laboratoire, afin d'assister à ses recherches au nom de la couronne. C'était elle qui avait insisté. Et jamais l'homme n'avait cru le moment plus opportun. Jamais il n'avait relevé pareil défi. S'immiscer dans la court de la reine, comprendre son monde et les gens qui la peuplait.
Il ne doutait pas qu'il pourrait saisir l'occasion sans difficulté. L'arrogance est un vilain défaut, dit-on. Mais pas le plus cruel. Cette femme était cruelle. Il l'avait su au premier regard. Dure, froide, juste pour son peuple. Mais cruelle. Cruelle envers elle-même, plus que tout.
Peut-être tomba-t-il amoureux de cette femme. Mais il ne se l'avoua alors jamais. Non pas par honte, ni par peur. Par colère. Contre elle, et contre lui-même. Mais je lui ai promis que je ne dirai pas un mot là dessus. Alors taisons-nous.
Il entra donc en 1562 de manière officielle au service de sa reine. Alchimiste et physicien réputé, d'une part pour son jeune âge mais aussi pour la proximité qu'il entretenait avec la reine, personne ne posa de question lorsqu'il devint l'alchimiste officiel de la cour royale. Cependant, cette relation privilégiée avec la reine n'était pas du seul fait de l'étendue de sa science. Il le comprit immédiatement.
Car des scientifiques qui se seraient mis à sa disposition au moindre ordre, il en regorgeait le Royaume Anglais. Des conseillers, la reine en avait des dizaines. Des courtisans, personne ne prenait plus la peine de les dénombrer.
Mais des espions, personne ne savait rien.
Ainsi commença, sans qu'il l'eut réellement souhaité, une vie nouvelle et plus mouvementée qu'elle ne l'avait jamais été pour le jeune homme.
Bien qu'il l'eut comprit très rapidement, il laissa faire la reine. Tout d'abord, de petites tâches. Des comptes rendu à Sa Majesté de temps à autres. Dites-moi, qu'est-ce qu'un tel pense de mon gouvernement? Pourquoi cet autre là n'est-il pas venu à cette réunion-ci? Pires que des ordres, c'étaient de simples Demandes que la reine lui formulaient. Mais on ne pouvait refuser à la reine. Elle désirait, il fallait exécuter. Alors peu à peu, lorsque la dirigeante remarqua que les renseignements du scientifique s'avéraient véridiques, elle s'aventura plus loin. Des Demandes plus poussées, plus risquées. Toujours plus.
Et l'homme s'exécutait. Ne vous méprenez pas: c'était son choix. Car ce qui l'intéressait avant tout, c'était d'apprendre. Apprendre à comprendre, à manipuler, à reconnaître les manipulateurs. A se forger un bouclier contre eux ainsi qu'une lance pour s'en défendre. Se faire pousser des griffes sans se départir de son plumage.
Mais peu à peu, il se lassa. Cela n'était pas assez rapide, pas assez efficace, pas assez fort. Tous ces gens n'avaient aucun intérêt. Qu'avait-il à faire des ragots futiles de femmes sans caractère qui s'inventaient du pouvoir? En quoi la vie d'un tel le concernait-il ?
Après plus deux années à exécuter les Demandes de sa reine, un violent accès de colère s’empara de lui.
Et alors qu'il était plus proche qu'il ne l'avait jamais été de sa reine, il lui jeta sa rage au visage. Et la reine, de son habituel air froid et impassible, répondit: «Il faut conserver l'ordre du chaos. Il faut me sauver des multiples complots montés dans le but final d'écraser ma politique et organiser ma définitive destruction, ainsi que celle du royaume par la même occasion. Il le faut. Vous avez été choisi pour remplir une partie de ce devoir. Acquittez-vous-en ou partez de mes terres pour ne plus jamais y remettre les pieds.»
La lueur qui résidait au fond de ses yeux ne présageait rien de bon.
Quelques jours plus tard, arrivée par un simple bout de parchemin roulé, une Demande lui fut parvenue. Le meurtre n'est pas une chose facile. Mais il s'acquitta de son devoir.
Ainsi va la vie, et ainsi l'homme continua la sienne. Bien que sa colère grondait, et gronda bien souvent, il se contenait. Il gardait ça pour lui, en lui. Cependant, elle se faisait de plus en plus violente, et de plus en plus exigeante. Elle le conduit à des actes irréparables. Plus irréparable que ce que l'arrogance ou la luxure ne lui avait jamais fait commettre.
Complots, messes-basses, tromperie et mensonges, chuchotements dans l'ombre et ordres déguisés en désirs. De tous les gens de la cour, il n'en existait pas un seul que l'homme ne méprisa pas.
Ses préoccupations étaient multiples. La reine, et ses Demandes, toujours plus pressentes. Délicates, pour la plupart, mais il tenait son rôle à merveille. Il vivait dans une basse-cour dont il était le coq.
Mais bientôt, cette vie là serait révolue.
Bientôt, quelque chose mettrait du bôme sur sa colère. Bientôt, alors qu'il pensait tout connaître, l'inattendu frappa à sa porte.
Une femme. Et dans ses bras, un paquet de chiffons où rêvait un bambin.
Zack était né en l'année 1560. Sa mère n'était pas riche, une simple serveuse tombée bêtement amoureuse du mauvais homme. Pendant cinq années, elle avait aimé, haïs, conservé ce bébé. Mais elle ne pouvait plus. Cela coûtait trop cher, ils allaient finir par en mourir. Alors la seule solution qu'elle trouva, aussi puérile et désespérée soit-elle, c'était celle-ci.
Longtemps, l'homme et la femme se regardèrent sans un mot, sur le pavillon de la porte, un de ces matins où la grisaille embrume les cœurs. Le souvenir de cette nuit qu'ils avaient passée ensemble revint à l'esprit de l'une, puis sans crier gare, à celui de l'autre. Les yeux de l'homme se posèrent sur la chose posée sur les bras de la femme. Il ne l'aurait jamais souhaité, mais il la reconnaissait. Et ce gosse là aussi, il le reconnaissait.
Il n'y avait pas besoin de paroles, à la vérité. Tout était clair comme de l'eau de roche. Pas d'excuses, pas de supplication, pas de déception. Pas de regrets.
Et la vie continue.
C'est à partir de ce moment là que les choses se bousculèrent. La cour, soudainement agitée par la rumeur que l'homme si solitaire avait un fils qu'il élevait seul, lui témoigna une soudaine distance, si ce n'était pas des railleries continuelles. Elles n'affectaient pas l'homme, mais Zack ne comprenait pas. Certaines rumeurs couraient sur son passé et ses relations avec la reine, et l'arrivée de ce fils qui n'avait pourtant rien demandé à personne activa les ragots.
La solution: fuir. Fuir cette vie d'enfer qu'était devenue celle de l'homme et de son fils, fuir cette cour et ce monde. La reine l'avait bien comprit. Mais elle tenait un solide élément dans ses sujets, un de ceux qu'elle savait loyaux. Hors de question de gâcher un ustensile si précieux pour sa rareté. Alors elle trouva une solution.
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Durant ce temps-là, une union était fêtée, dans un pays voisin à l'Angleterre. Le mariage est précipité, inattendu. Les couleurs sont vives et pétillantes, comme pour aller avec le cœur de la reine mariée. L'homme qui se tient à ses côtés est toute sa vie. Il rayonne sous son regard amoureux. Il est si beau dans son costume de fiancé. Elle ne comprend pas pourquoi tout le monde s'oppose à leur union. Peu importe. Rien ne peut à présent les arrêter. Tant pis pour le reste, tant pis pour son peuple qui s'y oppose avec acharnement, qui pense que c'est un traître, un lâche, en Anglais profond. Que jamais il ne fera un bon roi pour l’Écosse.
C'est le petit-fils de Marguerite Tudor. Il se prénomme Henry, comme son grand-oncle, le digne roi Henry VIII d'Angleterre.
Mais une peur sourde s’immisce dans le cœur de Marie Ier d’Écosse, qu'elle ne peut ignorer. Jamais cet homme ne lui apportera le bonheur auquel elle aspire depuis si longtemps. Tout ceci n'est qu'un leurre.
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«Vous partez pour l’Écosse, Jack.»
La reine attendit quelques instants que l'homme qui se tenait en face d'elle digéra l'information. Or il était solide, alors elle continua:
«Votre rôle là-bas sera de me rapporter les activités et les pensées de la reine Marie Ière. Tout ce que vous pourrez apprendre, rumeurs comprises. Pour ça, et comme vous y excellez, vous exercerez à la cour de la reine vos sciences pour vos consorts médecins.»
Elle ne prit pas la peine de spécifier la présence de son fils avec lui. Il fallait se débarrasser ces deux là de sa cour, où eux trois finiraient par en pâtir.
«La reine s'est mariée il y a maintenant un mois à Henry Stuart, lointain cousin que la reine d’Écosse et moi avons en commun. Cela soulève une plusieurs problèmes.»
L'homme leva un sourcil intrigué, sans se départir de son habituelle expression désabusée.
«Vous pensez que son peuple va se soulever à cause de l'origine anglaise de Stuart?
-Je pense que si c'est le cas, c'est ici qu'elle viendra se réfugier.» La reine plongea son regard dans celui de l'homme et continua, plus sérieuse que jamais: «Une ancienne querelle nous sépare. Si elle vient ici, je dois la protéger. Mais il se peut qu'elle lorgne mon trône, car elle croit qu'il lui échoit de droit. Il faut éviter cela. Vous comprenez ce que cela signifie pour vous?»
Il y eut un silence où les deux se lorgnèrent du regard. Puis finalement, l'homme répondit: «Qui ne comprendrait pas?».
Ils arrivèrent en Écosse trois semaines plus tard. Zack, loin de redouter ce changement de vie, était radieux comme jamais. Les relations qu'il entretenait avec son père avaient, elles aussi, changées.
Avec l'arrivée de cette âme dans sa demeure, l'homme c'était ostensiblement renfermé. N'étant là que très rarement et ne sachant comment se comporter avec l'enfant, il l'évitait le plus possible. Il n'avait jamais aimé les enfants. Bien que cela puisse paraître étrange voire même comique, quelque part, il en avait peur. Ils n'étaient pas dignes de confiance.
Et dès qu'il en avait eut un exemplaire chez lui, il avait tout fait pour ne pas entrer en contact. A vrai dire, tous ces efforts étaient vains. L'enfant lui courait après à la seconde où il pénétrait dans le grand appartement qui lui servait de foyer, quittant les soins d'une nourrice que l'homme avait dépêché exprès pour lui. Il ne pouvait plus se voiler la face: malgré sa répugnance à l'approcher de près, il ne pouvait l'éviter indéfiniment.
La relation qui se forma entre les deux aurait étonné plus d'un passant. L'homme, fermé à toutes émotions et froid comme la glace, dangereux et méprisant, face à ce petit bout de vie plein de joie et de malice, toujours à courir dans tous les sens et à rire pour un rien. Au fond de lui, l'homme sentait que quelque chose grandissait au contact de son fils, quelque chose qui lui réchauffait les entrailles alors qu'il le voyait sourire et qui lui faisait décocher un rire sincère, si rare, de temps à autres. Il n'aurait su se l'expliquer. Jamais il n'avait ressentit ce genre d'émotion.
Quelque chose lui soufflait qu'il ne devait pas. Que c'était du poison.
Mais il ne voulait pas écouter. C'était beau, et il aimait ça. Jamais quelque chose d'aussi pur était entré dans son cœur. Il se sentait faible, mais plus cela continuait, moins cela importait. Tant pis si il le regrettait un jour.
L'homme fut très bien accueilli à la cour de la reine Marie. Tenant à raffermir coûte que coûte le fragile lien entre Angleterre et Écosse, Marie Iere était au aguets quant à ses moindres désirs. Le reste de la cour suivait, même si derrière le dos de leur reine, ils n'hésitaient pas à critiquer abondamment l'Anglais qui venait parasiter leur quotidien.
Cependant, le bonheur que vivait l'homme dans l'année qui suivit son installation dans la capitale écossaise n'était pas voué à durer. Dans le flot de haine et de suspicion que la cour pouvait éprouver à son égard, certains allaient plus loin. Des extrémistes pro-écossais, dévoués à leur reine et leur pays comme si elle était leur propre mère, en faisait secrètement partie. Ils avaient la profonde conviction que l'homme n'était pas là simplement pour manipuler des tubes et des flacons où poussaient d'étranges plantes multicolores. Les relations de plus en plus étroites qu'il parvenait à lier avec leur reine formait pour eux une trahison pure et dure, et les soupçons qu'ils portait à l'égard de l'anglais était plus nombreux que jamais.
Soupçons avaient bien lieu d'être. Toujours fidèle à sa véritable reine, l'homme envoyait prudemment ses rapport à Élisabeth II, conformément à sa Demande.
Et malgré toutes les précautions qu'il prenait, il y a des fois où on ne peut plus rien contre son destin.
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La nuit était à son point le plus sombre lorsqu'un bruit fracassant coupa l'homme de ses réflexions. Le son d'une porte enfoncée. Posant calmement la plume qu'il tenait à la main sur l'amas de feuilles noircies de calculs qui se dressaient devant lui, l'homme fronça légèrement ses sourcils, aux aguets. Puis il se composa une expression impassible et se leva d'un geste souple et rapide.
Un mauvais pressentiment le gagnant subitement. Il se mit à allonger ses pas vers la chambre de son fils. Des hommes venaient d'entrer dans sa demeure. Des hommes qui manquaient trop de bonne manière pour être venus ici avec bienveillance. Leurs pas se rapprochaient.
Il lui fallait atteindre la porte de son fils.
Il se mit à courir.
Mais ils lui barrèrent le passage.
Il n'entendit pas les ordres que donnait le chef.
Il cherchait son fils des yeux. Se débattant comme un fou, il réussit à se libérer quelques instants, juste assez pour apercevoir les hommes s'engouffrer dans sa petite chambre. Il hurla aussi puissamment que ses cordes vocales le lui permirent, mais c'était trop tard. Et il le savait. Au moment même où le bruit avait brisé le silence de leur chaude confiance, il l'avait su.
Alors qu'il donnait un dernier coup de haine contre le monde, voyant son fils attrapé comme lui, il se dit qu'il n'aurait jamais du avoir confiance.
Le noir enveloppa sa vision et il perdit connaissance.
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Le procès ne fut pas un procès.
Ce fut plus un arrangement diplomatique qu'autre chose.
Preuve de la bienveillance de l'Angleterre vis à vis de l’Écosse, preuve que le lien entre les deux pays était bien réel. De quoi rassasier à court terme la soif de sang des écossais pour l'Angleterre.
C'était un traître. Les lettres le prouvaient. Il n'y avait rien d'autre à ajouter.
La reine aurait pu le sauver. Mais elle ne le fit pas. L'homme ne la revit que le jour de sa mort. Elle était impassible comme une ombre, comme si tout cela ne la concernait pas. Que ressentait-elle? Non, plutôt: ressentait-elle quelque chose? Que feraient-ils de Zack?
A présent, il était écœuré. La colère qu'il ressentait était si puissante, si profonde, qu'il ne parvenait plus à la décrire. Il avait besoin de l’exprimer, mais son tour était passé.
Il aurait aimé un bain de sang.
Il aurait aimé tuer la moindre petite vie qui passait sous ses yeux.
Il aurait aimé pouvoir expliquer à son fils.
Mais son tour était passé.
A présent, c'était le silence qu'on lui réservait, le silence pour toujours. Le plus puissant, le plus bruyant de tous les silences. Car il hurlerait. Une seule et unique fois, un son grave venu de l'endroit le plus profond dans ses entrailles se déverserait dans sa gorge, inévitable, et le mélange de haine, de rage, de colère et de frustration qu'il contenait emplirait la foule qui se tiendrait devant lui.
Son fils serait présent. Il ne le sut jamais.
Alors le feu lécha ses jambes, brûla son cœur et dévora son âme.
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Et c'est tout.
La mort vient comme ça, vous coupe en pleine action, en beau milieu d'une émotion.
Il n'eut pas le temps de voir les effets de l'amour qu'il portait à son fils sur lui même.
Il n'eut pas le temps d’expérimenter.
Pas le temps d'expliquer.
C'était tout.Peut-être s'était-il attendu, malgré lui, à une perte de conscience pour l'éternité, un repos bien mérité.
Jack Barrons avait toujours aimé la vie. Jamais il ne l'aurait quittée de son plein grès. Elle était une des choses les plus chères à ses yeux. Alors il n'avait jamais vraiment voulu savoir ce qui se passerait si jamais on la lui enlevait.
Et lorsqu'on le porta jusqu'à Minos, voici ce qui se passa dans sa tête.
Surprit n'était pas le mot approprié. D'ailleurs, la notion de surprise n'allait pas à Jack. Mais curieux, ça, on peut dire qu'il l'était.
Peut-être n'est-il pas perdu? Peut-être que la Mort était bien trop surestimée par les hommes, et que finalement, elle n'était qu'un tournant?
Peut-être qu'il pouvait continuer.
Garder la tête froide, voilà la bonne solution. Quoi qu'on lui ait fait, si il pouvait rester lui-même, alors il le ferait. Si il pouvait continuer à marcher même au-delà de la mort, n'importe où on l’emmènerait, il marcherait.
Les enfers?
Il y marcherait pieds nus, quitte à s'y brûler la plante. Il pourrait écraser tous ceux qui lui barreraient la route. Il pourrait saisir les braises à mains nues et s'en servir de lance flamme pour incendier le monde. Voilà ce qu'il pourrait faire.
Et enfin, il pourrait courir.
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«Quel est votre nom ?
-Jack Zack Barrons. »
L'indéfinissable objet de son attention lui tendit un flacon. Le flacon le plus innocent du monde.
«Un peu d'eau, Jack?»
L'homme qui était toujours un homme, même si il était mort, lui répondit avec un sourire et un haussement de sourcil: «Je ne suis pas si naïf.» Les enfers n'étaient plus loin.
Non, les enfers n'étaient plus loin.
Colère.