« La faiblesse humaine est la curiosité d'apprendre ce qu'on ne voudrait pas savoir. »

Valentine avait passé de bien sombres journées depuis sa fâcheuse rencontre avec Slade. Incapable de sortir de chez elle sans cette désagréable sensation d'être suivie ou menacée, elle avait développé des réflexes très aigus et sursautait dès qu'un passant venait lui adresser la parole ne serait-ce que pour lui demander l'heure. Mal à l'aise le jour, angoissée la nuit, elle sentait qu'elle n'allait plus tenir longtemps avant de le recontacter pour ce fichu déjeuné afin d'avoir la paix une bonne fois pour toute.

Mais avant tout, elle désirait en connaître un peu plus sur cet homme et vérifier qu'elle ne risquait pas de finir en morceaux au fond d'une cave. Les seuls détails qu'elle possédait à son sujet : son adresse, son boulot, son nom. Rien qui puisse la rassurer ou au contraire la convaincre de se planquer et de ne jamais plus sortir de son appartement. Il lui fallait des informations plus intimes et plus utile à son sujet.

Voici la raison pour laquelle elle donna rendez-vous à un certain détective Vincenzo dont elle avait eu le numéro grâce au bouche à oreille dans un bar qu'elle fréquentait régulièrement. Au départ, elle avait jugé que cette idée était mauvaise et que mêler une troisième personne à l'affaire ne résoudrait pas son problème et ne ferait qu'envenimer la situation. Seulement voilà, après mûres réflexions, elle en avait conclu que si cet homme savait bien faire son travail rien de grave ne pouvait arriver.

Installée sur un des confortables coussins du Salon de Thé dans le quartier de la Paresse, la jeune femme attendait donc patiemment que le détective montre le bout de son nez. Elle s'était habillée de la même façon que d'habitude, comme un homme, afin de se sentir à l'aise et de ne pas dévoiler d'avantage son identité. Elle avait même ajouté une large paire de lunettes de soleil qui l'aidait à se cacher. Juste un prénom suffirait, seulement si il le lui demandait. Pourquoi avoir choisi ce coin minable des Enfers, cet endroit déchu rassemblant la pauvreté et la paresse de la population ? Tout simplement pour rester éloignée des gens qui la connaissent et éviter qu'on ne soit au courant de ses petites magouilles.

Elle commanda un thé noir à l'orange pour faire passer le temps qui lui paraissait incroyablement long. Même si en temps normal elle était munie d'une patience raisonnable, depuis que le stress s'emparait d'elle à longueur de temps elle était beaucoup plus irritée et incapable de se maîtriser.

Alors qu'elle portait à ses lèvres la tasse de thé que l'on venait de lui servir, Valentine vit une carte de visite s'échouer sur ses genoux. Elle éloigna la tasse de son visage et lut rapidement les inscriptions tandis que la voix qui résonna juste derrière elle confirma que celui qu'elle attendait était arrivé.

« Que puis-je pour vous aidez Mademoiselle Sjöberg Valentine ? »

Mademoiselle Sjöberg Valentine. La jeune femme se crispa aussitôt à l'entente de cette phrase. D'un côté, c'était foutrement désagréable de voir que son interlocuteur connaissait sa véritable identité alors qu'elle s'était bien gardée de la lui donner et qu'elle détestait qu'on la prenne pour une femme -alors qu'elle faisait tous les efforts du monde pour passer comme un homme. D'un autre côté, elle avait là un aperçu du travail de son détective qui la mettait plutôt en confiance pour la suite. Il avait l'air de connaître son boulot bien plus que d'autres enquêteurs dont elle avait entendu parler.

Reposant son thé sur la table basse à portée de main, elle retira calmement ses lunettes de soleil et les posa juste à côté de la tasse sans pour autant se retourner vers l'homme qu'elle avait fait appeler. Elle resta donc dos à lui et engagea aussitôt la conversation pour aller droit au but.

« J'ai besoin que vous fassiez des recherches sur un certain Slade Wilson. Il réside dans le quartier de la Gourmandise, à quelques rues du fameux restaurant où il travaille en tant que cuisinier. Je ne sais rien de plus à son sujet. »

Valentine ferma les yeux et se massa l'arrête du nez tandis qu'elle réfléchissait à la façon dont formuler la suite. Hors de question d'expliquer au détective l'incident qui l'avait amené à rencontrer Slade, ni même la tournure qu'avait pris leur déjeuné improvisé. Elle s'en tiendrait au simple minimum et ne lui fournirait que les informations nécessaire pour faire avancer l'enquête.

« Il me faudrait plus de détails à son sujet, comme ses habitudes de vie mais surtout son histoire. J'aimerais savoir s'il est connu pour des crimes divers, si son arrivée en Enfer est due à un comportement... disons rapproché de ceux que l'on nomme psychopathes ou détraqués. »

Elle attrapa sa tasse de thé et en but quelques gorgées, s'abreuvant au passage de la fumée de cigarette tout en se forçant à ne pas céder à la tentation d'en allumer une à son tour. Intérieurement, elle espérait que le détective ne lui demanderait pas de paiement immédiat. Elle espérait aussi que ses tarifs restaient abordables par rapport à ses revenus. Si jamais il lui apportait ce qu'elle voulait et qu'elle n'avait pas de quoi payer, cela ne ferait que rajouter des ennuis à sa liste croissante. Et elle n'aurait que peu de chances d'échapper à un type passé maître en l'art de rechercher des gens et des informations à leur sujet.

Valentine finit par céder à la tentation et ouvrit sa sacoche en cuir un peu usé pour en sortir un paquet de tabac et des feuilles longues. Elle déchira un petit morceau de carton où elle le put et roula une cigarette qu'elle alluma avec un vieux Zippo qui traînait toujours sur elle. Un vieux modèle tout simple récupéré dans un bar peu après son arrivée en Enfer, sûrement quelqu'un l'ayant oublié sur la table qu'il venait de quitter. Elle tira une longue bouffée de nicotine et recracha un nuage épais avant de s'amuser à faire des ronds avec sa fumée de clope. Lentement, elle finit par se détendre.

Elle écouta attentivement les conditions de l'homme qu'elle avait fait appeler et fronça légèrement les sourcils. C'était plutôt compréhensible qu'il veuille savoir s'il ne s'engageait pas dans une histoire risquée, néanmoins son travail était juste de lui rapporter des informations et non pas de s'immiscer dans sa vie privée. Elle posa sa cigarette sur sa coupelle et la troqua contre sa tasse de thé qu'elle vida à moitié avant de la remettre en place, laissant la clope se consumer toute seule en attendant. Juste après avoir fait craquer sa nuque un peu crispée, elle finit par se retourner vers son interlocuteur pour le fixer droit dans les yeux.

« Écoutez, je n'ai pas la moindre idée de la dangerosité de la situation et c'est la raison pour laquelle je fais appel à vous afin d'en savoir plus. Si vous n'êtes pas capable de le faire sans que je vous explique pourquoi je requiers vos services, notre entrevue peut s'arrêter ici. Dans le cas contraire, j'attends vos tarifs. »

Il n'y avait aucune animosité dans sa voix, mais seulement une détermination sans faille qu'elle avait d'ailleurs appuyée en se retournant vers le détective. Elle ne pouvait pas se permettre de foirer son coup et elle n'avait pas de temps à perdre. Il lui fallait ces informations le plus rapidement possible sans quoi elle risquait de se retrouver face à un homme qui pouvait la prendre par surprise. Slade était peut-être quelqu'un de très gentil et sans arrière pensée, mais le risque qu'il soit pire qu'un psychopathe était tout de même plausible.

La jeune femme récupéra sa cigarette dans sa coupelle et tira de nouveau dessus en attendant une réponse de son interlocuteur. Quelque part, elle jouait gros. Si l'homme en question refusait de faire ce travail pour elle ce serait encore du temps perdu et encore de l'énergie à déployer pour trouver quelqu'un d'autre capable d'accomplir la tâche correctement. J'aime autant vous dire que malgré sa grande détermination, elle n'en menait pas large tout au fond d'elle-même.

Alors que leur entrevue était sur le point de s'achever, leurs regards se croisèrent finalement. L'un est déterminé, l'autre est obstiné : les deux restent sur leur position et ça se voit du premier coup d’œil. C'est un échange qui ne dura pourtant pas très longtemps puisque le détective reprit la parole et lui expliqua clairement sa façon de voir les choses. Valentine se sentit insultée. Elle avait l'impression qu'il la prenait pour une catin, qu'il la jugeait comme une fille facile et idiote. Juste du sexe sur patte.

« (...) pour m'exprimer comme par chez vous »

Sérieusement, il aurait dû se méfier un peu plus de la jeune femme et aussi éviter de lui jeter des « Mademoiselle » à tout va. Mais il s'en alla aussi rapidement qu'il était arrivé puisqu'elle ne lui avait pas dit ce qu'il voulait entendre. Elle le regarda s'éloigner avec une amertume naissante dans la gorge. Quel salaud...

Il s'éloigna encore et passa la porte du Salon de Thé. Valentine ramassa alors ses affaires en quatrième vitesse et jeta sa monnaie au serveur pour partir à la suite de ce cher Vincenzo. Elle ne tarda pas à arriver à sa hauteur et n'attendit pas une seule seconde de plus pour lui attraper le poignet et lui faire une clé de bras en le plaquant torse contre un mur. Après tout, quand on est agent de sécurité, ce n'est pas la taille de l'individu qui compte mais la bonne maîtrise des mouvements. La jeune femme n'avait aucun soucis à appliquer les techniques apprises il y a longtemps même pour ses affaires personnelles.

« J'ai cru mal entendre ce que vous venez de dire... »

Poussant le vice un peu plus loin, elle remonta son genou entre ses jambes, menace silencieuse de lui broyer le service trois pièce s'il osait encore une fois lui étaler de tels propos. Bien sûr qu'elle avait besoin de lui ! D'après les ragots, il était un des meilleurs des Enfers. Seulement elle n'était pas prête à céder aussi facilement même si ces informations étaient cruciales pour elle. Il lui fallait savoir.

Mais elle voulait des excuses avant tout. Personne ne la rabaissait de la sorte sans en payer les conséquences.

L'homme sans scrupule venait d'éclater de rire suite à sa prise contre le mur. Il ne tarda pas à se dégager de son emprise brutale pour la propulser sur le sol et la coincer à l'aide de ses jambes. En premier lieu, étrangement, il s'excusa. Puis il lui donna un conseil qu'elle n'écouta pas, trop occupée à se libérer de sa clé de jambes. Ce type était vraiment impossible à cerner...

Néanmoins, elle venait d'obtenir de lui les mots qu'elle attendait. Il lui avait demandé pardon et c'était ce qu'elle désirait simplement. C'est pour cette raison qu'elle ne s'offusqua pas lorsqu'il réitéra sa requête d'informations au sujet de Slade. De plus, elle le suivit sans broncher vers le Salon de Thé où les serveurs furent perplexes de les y retrouver. Après tout, elle ne l'avait peut-être pas « soumis » ou « blessé » mais elle avait quand même entendu ses excuses.

« J'ignore ce que vous voulez réellement savoir de plus. »

Elle ne commanda aucune boisson cette fois-ci. Et il semblait que les serveurs n'osaient pas vraiment s'approcher de leur coin, peut-être avaient ils aperçu leur petite manigance dans la ruelle. Quoi qu'il en soit, elle ralluma tout de même une cigarette sans quitter des yeux son interlocuteur.

« Je ne sais pas si la situation est dangereuse ni même de quoi ce type est capable. La seule chose que je sais c'est qu'il tient absolument à me revoir et à m'inviter chez lui pour déjeuner. Je ne connais pas ses motivations, c'est la raison pour laquelle j'ai besoin de vous. »

Lentement, elle expulsa la fumée entre ses lèvres et se mit à regarder un peu partout autour d'elle. Ce type lui semblait assez louche tout de même. Certes, un inspecteur privé comme lui devait sûrement apprendre à se défendre, mais quelque chose ne tournait pas rond quand même. Elle espérait quelque part qu'il ne connaissait pas Slade, ou au moins qu'il n'aurait pas l'idée folle d'aller lui répéter qu'elle voulait obtenir des informations à son sujet parce qu'elle était inquiète.