What's the fuck is wrong with you ?!

Souvent surnommée l'« Ellispe » par ses vieux copains punks, Marguerite n'a rien d'une grande gueule bien avec tout le monde comme bien dans ses bottes. Laconique de nature, elle a une fâcheuse tendance à se fondre dans un sourire ou, par jeu peut être, dans un clin d'œil malicieux, plutôt que se lancer dans de vaines palabres. Pour autant, on ne saurait la qualifier de discrète. Son aura sait se faire sentir, insidieusement, vaguement troublante parfois, mais jamais menaçante. Marguerite ne saurait abuser de sa force et de sa voix qu'en de rares extrémités. Il n'est pas rare que sa placidité souriante s'en prenne plein les dents, aussi, bien que préférant s'y dérober, elle ne pourra éviter de passer à l'offensive à son tour.

Malgré son air passablement détaché de tout, Marguerite montre une certaine sensibilité à l'égard des choses qui l'entourent. Si la finesse de son ouïe a dû salement pâtir de ses expériences de concert, ses autres sens restent à l'affût du monde. Marguerite se complaît donc dans une observation assidue, quoique parfois un peu malsaine, de toute forme de vie qui croise son chemin. Il est alors fort courant de la voir s'attarder à quelque inquisition visuelle, penchant qui peut vite créer un sentiment malaise chez la malheureuse proie de son regard.

Marguerite parle peu, on l'aura compris. De là à la considérer comme un individu au potentiel émotionnel digne d'un caillou, il y a une marge. L'acuité de ses sens en témoignent : elle vit – du moins, elle vivait – intensément, au plus profond des choses. Son laconisme n'est pas non plus à prendre comme l'expression d'un repli sur soi ou d'un rejet des autres, au contraire. Marguerite sait par moment laisser exploser son humanité – hélas, il faut bien souvent l'avoir poussée dans ses retranchements au préalable. Sa recherche instinctive du contact visuel, son observation attentive des autres et son attention constante la tiennent presque douloureusement mais perpétuellement « connectée » aux créatures sociales qui évoluent autour d'elle. Marguerite aime connaître les autres, mais elle en oublie qu'elle est elle-même une « autre » à découvrir.

Dans ses relations à autrui, malgré tout, Marguerite s'avère moins distante qu'on pourrait le croire. Choyée par ses parents dans sa plus tendre enfance, elle cherche notamment, en grandissant, à générer autour d'elle une bulle pseudo-familiale. L'idée d'appartenance à un groupe semble lui être chère, bien que ses dernières années l'en aient considérablement éloignée.
Au sein de ces clans dont elle cherchait la sécurité, Marguerite se plaisait à incarner une figure de grande sœur prodige, souvent en vadrouille, mais symbolisant un point d'ancrage et de stabilité pour ses semblables. Ce statut auto-proclamé a toutefois tendance à lui donner l'impression de pouvoir juger voire mépriser certains comportements qu'elle n'approuve pas. Marguerite a un côté désespérément maniaque et idéaliste qui la laisse un peu croire en une capacité qu'elle aurait de « savoir » ce qui est bon pour les autres, ce qu'ils sont en mesure de faire et de devenir.

Ashes to ashes, dust to dust...

Campée au fond de son éternelle paire de creepers qu'elle traîne en toute saison, Marguerite fait figure de grande perche un peu gauche, un peu bancale. Du haut de ses longues jambes gaînées de noir, elle promène un corps souvent voûté, un peu informe sous des pulls trop larges, quoique non dénué d'une inconcevable élégance. Il est rare de la voir se départir de sa couleur fétiche, tout comme il semble impossible de découvrir ce qui se cache sous ses fringues amples et miteuses. Son absence de goût pour le luxe l'a conduite à collectionner des nippes « empruntées » à son entourage, qu'elle garde aujourd'hui aussi précieusement que des reliques sacrées.

Outre l'allure de corbeau que lui donne son choix vestimentaire, Marguerite ne se montre presque jamais sans avoir d'abord fardé ses yeux et sa bouche du même noir abyssal. Ajoutées à ses cheveux teint de même couleur, ces habitudes tendent résolument à marquer sa proximité avec l'oiseau maudit. Coupée courte, la bataille qui lui tient lieu de chevelure semble parfois dotée d'une vie propre, et en l'honneur de ses vieux amis, Marguerite a laissé tombé toute tentative de les discipliner.

De son aspect général, on peut retenir qu'il oscille entre corbac queer et gracieuse veuve noire. Marguerite semble en quelque sorte faire preuve d'une négligence « soignée ». A défaut d'être pleinement présente par sa conversation, elle tâche de s'ancrer en toute situation par sa prestance, et de faire ressortir chaque once de sa personnalité dans son apparence.

Tell me a funny fucking story.

Pour certains, la vie ne commence pas tout à fait à la naissance. Avant de dire qu'elle est là, qu'elle s'est bien lancée, ils peuvent attendre bien des années, pour un signe, quelque chose, quelqu'un qui déclenchera le moteur.
Ce signe, cet élément perturbateur de la courte histoire de son existence, Marguerite le laissa pour sa part se précipiter dans son quotidien la nuit de ses seize ans. Qui aurait cru que la vie pouvait se pointer sous les traits d'un drag-queen éméché, gueule d'ange des bas-fonds nocturnes de Berlin ? Avec ses longs cheveux à la teinture ratée, d'un blanc grisâtre et poisseux, sa figure de cire et de suie forgée, et ses larmes de séraphin déchu, il avait tout de l'apparition prophétique, et Marguerite ne put lui refuser l'accès de son coeur.
En séjour dans la capitale allemande où elle retrouvait chaque année un petit groupe d'anarchistes de salon nourri aux hululements de Peter Murphy, la jeune fille n'avait pourtant rien, déjà, d'une poulette impressionnable. Mais cette fois encore, alors qu'elle profitait de l'agitation enflammée des rues, Marguerite s'attendait à croiser le chemin des habituels feux-follets berlinois, et certes pas celui d'un ange. Aussi lumineux, sous son auréole de blanc cassé, qu'elle était sombre dans sa noire cuirasse de punk, il semblait lui offrir son reflet en filigrane. Il était la colombe, elle était le corbeau.

Convaincue d'avoir trouvé une âme profondément liée à la sienne, Marguerite demeura depuis ce jour fermement attachée à celui qu'elle appelait son « Clair de lune », bien que leur amour se rapprochât alors plus d'une forme intense de fraternité. Son rendez-vous annuel à Berlin devint dès lors synonyme de leurs retrouvailles, durant les quelques années qu'il lui restait avant de s'y installer.
Une fois réunis dans le poulailler élu comme domicile fixe de leur bande de joyeux drilles, ils passaient le plus clair de leur temps à l'épuiser en quelques propos et regards entendus sur la littérature du siècle passé, en écoutant Bauhaus et en regardant leurs amis disparaître sous des nappes de fumées et de rêves. Si leur relation n'avait pourtant rien de strictement et uniquement intellectuel, le penchant de la chair ne parvint jamais à en entamer la dimension éthérée, pure et profondément esthétique.

Cinq années s'écoulèrent de la sorte, pendant lesquelles Marguerite finit par s'installer définitivement à Berlin. Son quotidien alternait alors entre concerts, petits boulots plus ou moins disgracieux et tête-à-tête avec le Clair de lune. Enfin, jusqu'au jour où il décida de ne pas rentrer.



Les trois années qui précédèrent la mort de Marguerite, le Clair de lune choisit d'illustrer le surnom de sa campagne : sa propre vie devint une ellipse, on n'en entendit plus parler, on ne le vit plus, et on ne sut rien de ce qui avait pu advenir de lui.

Lorsqu'il se repointa, fin Octobre 1984, au QG de leur bande, il semblait avoir troqué son teint de porcelaine contre le morne apparat d'un véritable cadavre. Maigre à faire peur, il roulait ses yeux hagards et cernés de lilas autour de lui sans paraître reconnaître quiconque. Quand Marguerite, la mort dans l'âme, voulut lire en lui ce qu'il lui restait de vie, son regard passa à travers elle, la transperça, et se dissipa sous un voile de brume. Alertée par la surface bleuie de ses avant-bras et consciente des virées de bord auxquels leurs compagnons n'avaient pas échappé, l'Ellipse eut tôt fait de deviner dans quels territoires d'obscure fantasmagorie son ami devait avoir sombré. Elle suspecta quelque maladie virale de s'être alliée à la faiblesse de son état psychique pour dévorer son organisme et déclara forfait. Incapable de contempler plus longtemps l'inéluctable déchéance de ce bout d'elle-même, Marguerite préféra fermer les yeux, boucler ses valises et tailler la route.

En chemin vers la Pologne, où elle pensait faire une halte, l'hiver annonça son retour précoce, et la route se laissa bientôt envahir par une molle et blanche substance pelucheuse. Le duvet immaculé renvoya instantanément Marguerite au souvenir de son compagnon. A sa couardise, qui la tenaillait depuis son départ de Berlin, s'ajouta bientôt l'amer sentiment d'avoir trahi la seule personne qu'elle n'aurait jamais imaginé pouvoir un jour abandonner. Luttant contre les larmes qui lui brouillait la vue, Marguerite tenta d'invoquer les bonnes excuses : il était parti le premier, il n'avait pas donné de nouvelles depuis trois ans... Qui pouvait la blâmer ?

Sentant ses forces la vider peu à peu et la nuit approchant, l'Ellipse lança un CD sur l'autoradio. Avec un sourire brûlant d'acidité, elle reconnut les premières notes de leur chanson fétiche. Someone shot nostalgia in the back / Someone shot our innocence / And all our colors have run...
Avec un brusque coup de volant, elle évita de justesse la chaussée qui se rapprochait dangereusement de l'avant du véhicule. C'était pas sérieux ça, voyons. Le volant glissait entre ses mains moites. Tout semblait dangereusement facile. Aussi facile que de laisser crever Clair de lune. Who killed Mr. Moonlight ? Bon dieu ce que c'était ironique. Il était là, agonisant sur le canapé du QG, par une nuit froide d'Octobre, dans le froid Berlin, entre les bras froids de leurs amis aux illusions rongées par les mites, et sans doute conscient encore, car l'évidence a de brefs et froids éclats : Marguerite l'avait abandonné, elle l'avait tué.
Alors que cette vérité s'imposait à elle, Marguerite se mit à frapper les commandes de bord. La voiture décrivit une nouvelle embardée, qu'elle ne chercha pas à rattraper. Et puis à quoi bon ? Sous le voile d'une blanche incandescence que la neige décrivait sur la campagne allemande, un éclair traversa la neige, se précipita sur le bas-côté, et disparut dans l'obscurité.

Une sensation de douleur vive mais brève envahit Marguerite. L'instant d'après, elle se sentait chuter dans un ailleurs lointain, avec ses souvenirs, son cœur plein de l'amertume de sa trahison toute neuve. Elle ne s'étonna pas des lieux, et apprit vite à s'y fondre. Dévorée par la mémoire des dernières heures de sa vie, elle préféra encore à l'oubli la punition de se rappeler le visage dévasté du Clair de lune.